1

Panamtougouri

Tout agité, Panamtougouri rassemblait secrètement de la paille de mil dans le champ. Il allait enfin pouvoir bricoler une formidable surprise pour Maman. Il avait trouvé une vieille prise électrique soudée à un câble dans la décharge voisine. Il n’y avait plus qu’à tresser une grande étoile avec de la paille de maïs et connecter le tout. Comme elle serait contente ! Maman avait ramené d’Allemagne pour Noël une étoile semblable. Elle illuminait l’orphelinat, à la grande joie des 50 enfants.

Panam n’avait pas pensé pouvoir fabriquer lui-même une étoile pareille. Même s’il avait déjà vu beaucoup de choses pour ses sept ans ! Dès l’âge de cinq ans, il avait passé beaucoup de nuits dans la rue. Il ne connaissait pas son père, sa mère togolaise ne s’occupait pas de lui, et la grand-mère était trop vieille pour le garder.

C’était une vie : la nuit il était devant les bars de Ouagadougou et observait les buveurs. Les femmes qui servaient le connaissaient bien. Et hop ! Tous regardaient quand ce petit bonhomme réussissait, sans élan, un salto arrière. Il n’était pas toujours réussi, mais dans ce cas on lui donnait d’autant plus vite à manger. Les hommes lui donnaient même de leurs bières ! Faire la roue, le grand écart et le poirier c’était sa spécialité, et quand il marchait sur les mains, on l’applaudissait. Tous aimaient le petit Panam. Son sourire éclatant révélait une dentition écartée ! Les prostituées le laissaient dormir sur leur terrasse, et même les policiers, qui le ramassaient souvent, lui donnaient à manger. Cependant son charme n’opérait pas sur les gens du Service social. Ils le ramenaient à chaque fois dans une nouvelle famille, mais jamais il ne restait plus d’une nuit. Non, Panam était un enfant de la rue. En plus, ces gens-là voulaient toujours le laver, et ce n’était pas pour lui plaire, au contraire, c’est sous le robinet qu’il hurlait le plus fort ! Tout le monde redoutait ses hurlements, c’est pourquoi on se contentait de lui laver le bout du nez et de sécher gentiment ses larmes de crocodile. Après un bon petit déjeuner, Panam disparaissait aussitôt. Les aventures de la rue l’attendaient et sa fierté lui interdisait d’être l’obligé de qui que ce fût. C’est pourquoi dès l’âge de six ans, il décidait seul où aller.

Comme il était le plus petit garçon de la rue, il pouvait se permettre pas mal de choses, les autres garçons le considéraient comme une sorte de mascotte et lui donnaient de leur argent mendié. Il avait seulement peur des grands, qui prennent trop de drogues et sont imprévisibles.

Certaines nuits il dormait avec quelques amis dans le fossé situé en face de la boulangerie, où parfois, le matin vers 05 heures, on leur faisait cadeau des pains restants de la veille. Cette nuit-là, il fut réveillé beaucoup plus tôt par un gémissement étrange. Est-ce que le grand à côté de lui était malade ? Tout autour de lui, le sol était humide, alors que c’était la période de sécheresse au Ouagadougou. Ça ne pouvait pas être de l’eau !

Panam se leva et regarda autour de lui : il n’y avait plus personne. Il n’entendit plus respirer à côté de lui. Alors il prit peur : où aller tout seul en pleine nuit ?

Il se faufila sans bruit sous le banc devant la boulangerie, même si un dangereux gardien dormait là, c’était toujours mieux que de rester seul. Personne n’aime être seul en Afrique, surtout la nuit. Il régnait un silence de mort ! Le soleil finit par se lever. Panam avait craint que la nuit noire ne persiste à jamais. C’est alors qu’il vit les taches de sang sur sa chemise. Son ami avait été tué.

Il se sauva en se débarrassant de sa chemise, car il ne voulait pas être mêlé à ça. Il chercha sa grand-mère, mais elle était partie au village. Il passa la journée dans une cachette, sous une carcasse de voiture brûlée, sans manger et sans bouger. C’est ce soir là que je le découvris … pour toujours.

« Maman ? Regarde, une surprise pour toi ! » Avant que je n’aie pu réagir, la fiche était dans la prise. Il y eut un bruit assourdissant et une flamme bleue. Panam avait paralysé l’orphelinat tout entier.

Une étoile de Noël ! N’était-ce pas là, encore, un magnifique exemple d’intelligence désinvolte, d’innovation et de prise d’initiative, tout ce que j’aime et attends de tous les enfants ? Heureusement, il ne lui était rien arrivé. J’étais enthousiasmée par Panam, même si tous auraient préféré lui taper dessus, car l’orphelinat dut vivre sans courant pendant des jours, les bons électriciens sont rares au Burkina Faso …

Panamtougouri, dans la langue des Mossis, le mooré, cela signifie « monstre volant ». Combien de fois venait-il se réfugier dans mon lit, marqué par cette nuit dans le fossé ! Combien de fois ai-je été obligée d’aller le chercher au commissariat parce qu’il s’était enfui à nouveau. Maintes fois, je suis allée à l’école pour calmer ses instituteurs. Effronté quand, lors d’une dispute, il se croyait dans son droit, ses hurlements insoutenables lors de la toilette, je pouvais faire comme si je ne les entendais pas. Je suis très sévère avec les enfants. Encore aujourd’hui, sept ans plus tard, Panam pleure sur commande de grosses larmes de crocodile pour arriver à ses fins mais cela ne marche pas avec moi. Je le connais trop bien et je sais exactement quand il est vraiment triste. Lors d’un tel drame, il m’observe du coin de l’œil, et quand je commence à rire, il ne peut plus se contenir. Tous les deux, nous rions aux éclats, et tous les autres s’étonnent : que font-ils donc ?

Quand nous sommes tristes, nous ne parlons pas du tout, mais nous restons tout le temps aussi près l’un de l’autre que possible, parfois nos regards se croisent, et c’est ainsi que nous tenons bon, ensemble, jusqu’à ce que tout s’arrange.

Durant les six dernières années, mis à part mes séjours en Allemagne, nous ne nous sommes séparés qu’une seule fois, par la force des choses. Sa grand-mère s’obstinait à vouloir qu’il reste au Togo dans la nouvelle famille de sa mère, où elle était entrée par mariage. Personne à l’AMPO ne voulait cela, car dans ce village, il n’y avait évidemment ni école ni médecin. Même si cela avait été le cas, la famille n’aurait pas eu d’argent pour les médicaments, ou bien elle ne l’aurait pas dépensé pour un enfant issu d’un autre mariage. On meurt rapidement en Afrique. Mais la grand-mère ne désarmait pas, venait tous les jours à l’AMPO, donnait en cachette des philtres magiques au pauvre Panam, se jetait, en pleurs, à mes pieds pour me faire comprendre que la tradition l’exigeait ainsi. Nous avons demandé son avis au Chef de la colonie togolaise au Burkina Faso, car nous ne voulions pas commettre d’erreur. Lui aussi a essayé de convaincre la vieille femme et lui faire comprendre que pour l’enfant, il serait beaucoup mieux de saisir cette chance que lui offrait l’AMPO, mais il n’y avait rien à faire. Entretemps, la grand-mère avait exercé une telle pression sur l’enfant, que Panam ne pouvait plus faire autrement que d’être d’accord.

Jamais je n’oublierai comment Panam et moi avons fait ensemble ses bagages. Au Burkina, il n’est pas de mise de montrer sa peine. Tous les deux, nous avons ravalé nos larmes jusqu’à son départ. Alors je me suis précipitée derrière le bureau et j’ai pleuré amèrement, tout comme Panam, dans la voiture. Issaka me l’a raconté plus tard. Aucun de nous deux ne voulait faire de la peine à l’autre. J’avais envoyé notre éducateur Issaka Kargougou pour accompagner Panam durant son voyage de quatre jours et pour qu’au moins l’un de nous, puisse voir le lieu où allait vivre l’enfant.

Issaka rendit ensuite visite à une autre famille au Togo et repassa au bout de deux semaines dans le village de Panam. Il le trouva malade, couché devant la case, et convoqua aussitôt le conseil de famille. Comme de toute façon la famille supportait mal cet enfant difficile et qu’il leur était égal, ils étaient tous d’accord pour le laisser retourner à l’AMPO. Dès qu’il entendit cette décision et malgré sa fièvre, Panam courut à toute vitesse dans sa case, revint aussitôt avec son sac, prit la main d’Issaka, prêt à partir. En fait, il n’avait pas défait ses affaires, durant ces deux semaines !

Pour moi, l’AMPO avait été vide pendant tout ce temps, malgré les 49 autres garçons. Tous les jours nous parlions de Panam, il manquait même à ses adversaires invétérés ! Nous avions oublié sa manie de toujours vouloir avoir raison, ses injures et son arrogance. Qu’il fasse l’école buissonnière et qu’il ne veuille jamais se laver, finalement cela n’était pas tellement important. Où est Panam, c’est tout de même un des nôtres ?

Quatre jours plus tard, en pleine nuit, ils arrivèrent à Ouagadougou. Issaka frappa à la porte jusqu’à ce que je me réveille et quand j’ouvris, un petit paquet sans force de huit ans me tomba dans les bras : mon Panamtougouri était enfin rentré à la maison … Le lendemain, il fit une entrée royale à l’AMPO, riant avec nonchalance et balayant l’épisode d’un geste de la main : « Quoi ? J’ai fait un petit tour au Togo ! »

Encore aujourd’hui, lorsque quelque chose cloche, je n’ai qu’à lui demander du regard s’il préfère retourner au Togo, alors, chaque fois il se retourne et va faire sa toilette ou prend docilement le chemin de l’école …

Depuis il s’applique à l’école. Son dilemme est typique des anciens enfants de la rue, car il est intelligent, mais totalement incapable de se concentrer. Dès la petite enfance, il faisait uniquement ce qui l’intéressait et tant que cela lui plaisait, ensuite il se cherchait d’autres activités. Il ne connaissait aucune discipline, aucune règle, ses journées se passaient à mendier, dormir, pêcher, manger et jouer. Comme une classe primaire au Burkina Faso compte entre 120 et 140 enfants, il faut avoir beaucoup de patience pour apprendre. C’est rare qu’on soit interrogé en premier, et c’est justement le but de Panam : lui ou personne, sinon il perd vite patience et s’en va, comme il l’a toujours fait.

Dans les écoles au Burkina, on frappe beaucoup. Pas avec la main, mais avec des bâtons, des règles et des fouets. Nous avons dû recoudre de nombreuses plaies à la tête ou soigner des dos écorchés. Souvent les enfants doivent rester agenouillés pendant des heures sur du riz répandu par terre ou bien porter des oreilles d’âne en papier, quand par mégarde ils parlent le mooré au lieu du français. Un jour, j’ai sorti d’un coup quatre enfants d’une école, parce que l’instituteur était insupportable. Évidemment, il n’est pas facile d’enseigner dans des classes aussi surchargées. Et c’est toujours injuste, parce que les timides restent sur le carreau. Et pendant les recréations il y a beaucoup de bagarres, car la surveillance n’est jamais suffisante avec autant d’enfants.

À l’AMPO, il est interdit aux adultes et aux grands de frapper les petits : nous sommes une exception en Afrique. Pendant des jours entiers, et même pendant des années, dans toutes les réunions du personnel je me suis entendu dire que, s’agissant d’enfants africains, il fallait les corriger. Et que moi, en tant qu’Européenne, je n’y comprenais rien. Mais j’ai été ferme et j’ai dû donner des avertissements et même congédier le personnel qui ne respectait pas la consigne.

Le résultat ne s’est pas fait attendre : pendant ces huit ans, nous n’avons eu que deux fois une dispute sérieuse entre deux garçons, bien que nous hébergions plusieurs gaillards vraiment durs. Peu à peu, même notre maître menuisier commence à comprendre ce que je veux !

Ainsi, la pratique quotidienne montre que la non-violence est la meilleure solution. Et je m’en réjouis. Chaque garçon de l’AMPO a un frère, un grand et un petit font toujours paire. Ils s’entraident mutuellement. Quand l’un est malade, l’autre dort à côté de lui à l’infirmerie, quand l’un se bagarre, l’autre intervient comme médiateur.

Nous avons appris que la responsabilité assumée par un enfant est la chose la plus importante dans sa vie. Quelqu’un qui a été dans la rue pendant des années, sera heureux de veiller sur un petit chien, un poussin ou un petit frère. Enfin on lui fait confiance et il doit s’en montrer digne devant tous les autres enfants. Au début, il y a pas mal de dérapages, car ni les délais ni les règles ne sont respectés. Mais comment pourrait-il en être autrement, quand on n’a jamais connu aucune règle ?

Heureusement, c’est le pays où est né le pardon. Ici, on ne lésine pas avec les conseils et on les écoute, rien que par respect. Pour ce qui est de la considération, du respect et de la politesse, c’est sûr que le Burkina Faso est un petit paradis. La considération est ancrée dans la tradition des Mossis. Pendant des siècles, on saluait les anciens et les rois en s’agenouillant, beaucoup le font encore aujourd’hui. Tous les enfants de l’AMPO, même les très jeunes, font la révérence pour saluer quelqu’un !

De toute façon au Burkina Faso les salutations prennent du temps, surtout à la campagne où elles peuvent durer plusieurs minutes. Avec des formulations précises on s’enquiert de la maison, de la ferme, des champs, du bétail, des enfants, des femmes et des grands-parents. Ensuite, on discute de la récolte, d’éventuels arrangements ou de voyages. Lors des adieux aussi chaque membre de la famille doit être chaleureusement salué et on prononce des bénédictions bienveillantes pour les champs et la ferme. Car sans bénédictions, rien ne va plus. Les bénédictions furent la première chose que j’ai apprise dans la langue des Mossis.

Bien sûr il en est autrement en ville. Suivant l’âge, le ton est plus désinvolte, mais en général les anciens sont encore respectés tant au niveau de la parole que du ton, on baisse les yeux, on baisse la tête. Mais après quelques blagues, chacun finit par parler de ses problèmes ou de ses désirs.

Cette belle politesse, liée à une joie de vivre effrénée, est une véritable raison pour vouloir vieillir en Afrique. À chaque fois, je suis effrayée par les bougonnements et les grommellements quand je suis en Allemagne. Ici, il est impensable qu’un enfant réponde avec insolence. J’ai vu des Ministres africains s’incliner avec leur téléphone portable, quand leur père était au bout du fil ! Normalement ici, un fils doit faire ce que dit son père, même si le fils a près de 60 ans et le père 80, c’est la tradition en Afrique !

Aussi, en général, les enfants de l’AMPO nous écoutent et s’écoutent les uns les autres. De ce point de vue, c’est plus facile qu’en Europe. Même Panam, malgré son caractère têtu, doit finir par céder. Cependant avec lui je dois faire en sorte qu’il comprenne lui-même, sinon il se sent dépassé et blessé dans son orgueil. Cela exige de longues conversations, mais il finit toujours par admettre le bien fondé des choses. À force d’avoir récolté pendant des années des regards élogieux de ma part quand je vérifiais s’il avait les oreilles propres, il est aujourd’hui convaincu de l’utilité de la toilette. Maintenant, il vient de lui-même pour se faire couper les ongles. Chaque matin, il revient de la pompe fraîchement lavé et les chaussettes bien remontées, les dents resplendissantes de propreté et dans ses cheveux on ne trouve pas le moindre brin de laine de la couverture. Je crois que c’est parce qu’il se met à découvrir les filles et dans ce domaine comme partout ailleurs, il veut être le préféré, mon Panamtougouri !

2

Un honneur particulier

Pendant des années j’ai essayé d’éluder la question, je m’en rends bien compte maintenant. Moi, qui suis généralement connue pour savoir prendre des décisions rapides et cohérentes !

À présent, assise ici au bord de la mer, je le voyais clairement : il y avait dans ma vie un vide majeur que j’avais superbement ignoré. Les vagues de l’Atlantique s’avançaient en grondant, ça faisait déjà trois jours que j’étais assise ici. Que me voulait ma vie ? Et qu’avais-je à offrir ? Les palmiers chantaient au vent comme au cinéma.

Pourtant tout allait bien dans ma vie. Ma librairie au nord de l’Allemagne marchait à merveille, mes nombreux apprentis m’apportaient beaucoup de joie. Mon fils John était désormais assez grand pour prendre sa vie en main. J’avais eu pas mal d’hommes dans ma vie, j’avais aussi de bons amis. Alors pourquoi n’arrivais-je pas à m’en réjouir ? J’écoutais de la belle musique, j’avais de belles motos, je pouvais travailler dans mon magnifique jardin, voyager où je voulais et manger ce qui me plaisait. Que vouloir de plus ?

Beaucoup de femmes m’avaient dit combien elles m’enviaient, elles voyaient en moi la personnification de l’émancipation. Je me souciais peu de ma réputation, j’ai divorcé trois fois et payé moi-même les frais. Bien que vivant dans une petite ville de province, j’avais épousé un Africain. Au début, cela a fait fuir quelques clients, mais lorsqu’ils se sont rendus compte que rien n’avait changé, ils sont revenus. En tout cas, j’ai beaucoup profité de la vie !

Mais quelque part, il y avait un manque dans ma vie. J’avais toujours été très soucieuse de la vérité et de l’honnêteté envers les autres, et envers moi-même, mais quelque chose avait dû m’échapper, quelque chose de très important.

Une nouvelle vague vint s’échouer sur la plage, je me sentais triste. Où était passée ma joie de vivre ?

1989 a été l’année de mon premier voyage en Afrique. Avant cette date, lors de mes nombreux voyages, j’avais toujours évité ce continent sombre : trop dangereux pour m’y risquer seule, trop complexe pour le comprendre tant soit peu. Je ne voulais pas courir ce risque.

Mais un jour, un demandeur d’asile de notre ville échoua au Service psychiatrique. J’étais à l’époque membre de l’association Amis des Demandeurs d’Asile, et nous allions lui rendre visite à tour de rôle.

Il allait mal. À chaque fois, nous le retrouvions ligoté au lit, ou en camisole de force, de jour en jour il devenait de plus en plus gris et maigre. Nous avons essayé de convaincre son médecin de se mettre en rapport avec des médecins en France ou en Belgique, pensant que le traitement d’un Africain avec une culture et une tradition si différentes devait être autre que celui d’un Allemand ! Dans ces pays, on avait déjà plus d’expérience avec des Africains devenus « fous ». Mais la femme médecin refusait toute aide.

En Afrique de l’Ouest, on attache beaucoup d’importance au vol des oiseaux.

Un jour, le docteur fit venir le jeune homme pour une entrevue dans la salle de soins au quatrième étage. Lorsqu’il entra dans la pièce, une volée d’oiseaux passa devant la fenêtre. Il se précipita à la fenêtre pour interpréter le vol, mais, pensant qu’il voulait se jeter par la fenêtre, le médecin appuya sur le bouton rouge. Les gardes accoururent pour l’attacher à nouveau au lit, et lui administrer une fois de plus des calmants. Encore un malentendu entre deux cultures différentes.

Cela ne pouvait pas continuer ainsi. Par chance, j’ai réussi à avoir au téléphone un de ses frères qui travaillait dans une sucrerie au sud du Burkina Faso. Il était fermement convaincu qu’on pourrait guérir son frère avec la médecine traditionnelle. Il s’agissait sans doute d’un sortilège et dans son ethnie, on disposait de moyens pour y remédier. Je devais venir chercher les médicaments traditionnels.

Que faire ? Je rentrais de voyage et n’avais ni le temps ni l’argent pour repartir en Afrique. En plus, je n’en avais aucune envie. Nulle part dans le monde, les voyages en avion ne sont aussi chers qu’en Afrique. De plus, mon agence de voyage ne connaissait même pas Ouagadougou, la capitale, qui n’avait jamais entendu un mot pareil ? Où était-ce ? Au Sahel ?

Il y eut tant de résistance, que je finis par accepter le défi : j’ai acheté un billet pour Banjul en Gambie, c’était ce qu’il y avait de moins cher à l’époque. J’ai étudié la carte de l’Afrique de l’Ouest et me suis dit : les 2 000 kilomètres de Banjul à Banfora dans le sud du Burkina Faso sont certainement faciles à parcourir. Les frontières ? Avec mon expérience des voyages, je n’y voyais pas de problèmes.

En tant que novice je n’avais aucune idée, je ne savais rien de la guerre au Mali, ni des bandits dans les trains, ni des attaques nocturnes, ni des terribles accidents de minibus surchargés sur les pistes de brousse, ni des maladies graves à vaincre sans soins médicaux, ni des nombreux escrocs professionnels et des petits voleurs. Aujourd’hui je sais : les voyages en Afrique doivent être préparés avec soin, personne ne sait si et quand on va arriver, et surtout dans quel état ! Même avec la meilleure voiture, avec deux roues de rechange, des réservoirs supplémentaires de gasoil et d’eau et la boussole à portée de main, il peut toujours arriver quelque chose. Ce continent est tellement gigantesque, que l’on peut s’y perdre.

Chez moi tout le monde me déconseillait ce voyage, mon mari n’était pas d’accord, mon fils avait peur pour moi. J’en dis le moins possible à ma mère et après une orgie de vaccins, je me mis en route.

L’Afrique ! Encore aujourd’hui, je me souviens de ma solitude soudaine à l’aéroport de Banjul, à 02 heures du matin. Les bus attendaient les touristes pour les transporter dans les hôtels en bord de plage. Comment pouvais-je rejoindre la ville ? En fait, j’étais là une proie facile pour tout escroc, mais j’ai eu de la chance. Quelqu’un m’a emmenée et déposée devant un petit hôtel louche, c’était un hôtel de passe, les prostituées étaient assises sur les marches et se moquaient royalement de moi. Les souris couraient sous mon lit, les pigeons avaient fait leur nid dans la climatisation cassée. Et pendant toute la nuit les femmes couraient le long des couloirs, frappant à toutes les portes en criant : « Monsieur, c’est l’amour qui passe. » Comme je ne pouvais évidemment pas dormir, nous avons bavardé le reste de la nuit.

Le lendemain matin, j’ai assisté à mon premier lever de soleil en Afrique. Je voyais la saleté et la pauvreté, mais aussi des visages joyeux et je n’arrivais pas à comprendre cette joie de vivre générale. De bonne grâce, on partagea le thé avec moi, car je n’avais pas encore d’argent gambien. Une assiette de riz indéfinissable était devant moi. Après un regard hésitant jeté à la ronde, j’ai commencé à manger avec autant de plaisir que mes autres amies de cette nuit-là. Cela ne m’a pas fait de mal et j’ai appris à connaître, ce matin-là et pour toujours, ce qu’est le partage absolument naturel qui est de rigueur en Afrique.

C’est ainsi que commença ce voyage dans un continent inconnu. Les couleurs, le charme des gens, leur gentillesse et leur modestie me rendaient heureuse. Jamais je n’avais voyagé avec autant d’insouciance ! Et d’une manière étrange, les pires difficultés se transformaient toujours en bénédictions, tout finissait toujours par s’arranger, à chaque problème il y avait une solution. J’affrontais ce nouveau monde l’esprit ouvert, sans réserve, les Africains apprécient et sont toujours prêts à venir en aide.

Au début, j’ai dû m’habituer à cette manière de voyager, avec un empressement typiquement européen, je me hâtais le matin aux diverses gares routières ou arrêts de bus d’où partaient les célèbres taxis de brousse dans différentes directions. Il fallait marchander le prix du voyage. J’ai mis des jours à comprendre que les conducteurs me mentaient d’une manière éhontée. « Pas de problème, oui, bien sûr Madame, nous partons tout de suite, dans cinq minutes ! » Les cinq minutes se transformaient souvent en cinq heures, car un taxi de brousse part seulement quand il est plein, et plein veut dire surchargé. On arrive toujours à y faire entrer deux ou trois personnes de plus, des moutons, des mobylettes, des paniers de légumes ou des régimes de bananes. Durant le voyage et à force d’être secoué tout cela finit par trouver sa place ! Que signifie le temps en Afrique ? Du temps, il y en a toujours, un proverbe dit : « Le temps y en a toujours plus. »

Je me fâchais rarement, car ces arrêts étaient pleins de vie et de merveilles pour moi. Partout il y avait de la musique, de belles couleurs et des énigmes. Qu’importe l’endroit où on me dépose en Afrique de l’Ouest, je ne m’y suis encore jamais ennuyée. Il se passe toujours un tas de choses, et je participe à cette vie !

On trouve toujours des gens qui ont envie de raconter leur vie. Il y a souvent des malentendus amusants, en ce qui concerne la raison et le but du voyage et il faut s’expliquer, on boit du thé, on distribue de l’aspirine et de la nourriture. On échange des recettes de cuisine, on compare les maladies, on discute des articles de journaux, tout dépend des voisins, de la langue que l’on parle et de la direction du voyage. Partout j’ai rencontré un intérêt amical et une politesse exquise.

Était-ce là cette Afrique si dangereuse, contre laquelle tous m’avaient mise en garde ? On répondait à toutes mes questions, on se réjouissait de l’intérêt que je manifestais et on m’informait.

Pourquoi ces quatre femmes portaient-elles les mêmes vêtements ? Elles avaient le même mari qui leur avait fait cadeau d’un rouleau de tissu et elles démontraient ainsi leur esprit de famille.

Pourquoi ma voisine avait-elle si bien teint ses mains au henné ? C’est parce qu’elle se rend à un mariage.

Pourquoi chez les Mossis, un homme ne pouvait-il s’adresser à sa femme en utilisant son prénom ? C’est par respect, avant le mariage cela peut se faire, mais plus après. Et on vouvoie aussi ses beaux-parents.

Pourquoi les cases de ce village ont-elles des rayures blanches ? C’est ainsi qu’on détourne l’éventuel mauvais œil d’un étranger.

Pourquoi devons-nous arrêter la voiture lors de petits cyclones ? Parce qu’ils transportent un sortilège, peut-être même une malédiction.

Pourquoi les bébés portent-ils de minuscules colliers ? C’est pour éviter les douleurs lorsque leurs dents commencent à pousser.

Pourquoi voit-on autant de gens avec des petites cicatrices sous l’œil gauche ? C’est que le vol d’un oiseau nocturne peut provoquer une maladie incurable chez les femmes enceintes et les enfants, cette scarification les en préserve.

Tout un monde nouveau ! J’étais ravie. Et complètement secouée ! La plupart du temps il n’y avait pas de route goudronnée, mais seulement une piste, des routes dans le sable, pleines de trous, dont la surface a la forme d’une tôle ondulée. Si on roule à moins de 70-80 kilomètres à l’heure, on tombe dans les creux, et si on va plus vite, c’est extrêmement dangereux, car si on dérape il est presque impossible de freiner dans le sable. Pour pouvoir circuler pendant les périodes de pluie, on a surélevé la plupart des pistes, ce qui veut dire que de chaque côté il y a un dénivelé de un à trois mètres, et que, en cas d’accident, les voitures font plusieurs tonneaux. La conduite au Sahel : une science en soi. Mais nous avons toujours eu de la chance.

Pourtant, ma bonne étoile a eu l’air de m’abandonner, lorsque, deux semaines plus tard, j’ai fini par m’évanouir une nuit, à la douane entre le Mali et le Burkina Faso. À San, un petit voleur avait dérobé ce qui me restait d’argent, je n’avais plus que des chèques de voyage, et j’avais eu beaucoup de mal à trouver un chauffeur acceptant de m’emmener à Bobo-Dioulasso, en passant la frontière, qui plus est, de nuit. J’avais une forte fièvre, je me sentais mal et ma nuque était endolorie qu’avais-je donc ? Je devais joindre un médecin d’une manière ou d’une autre.

Encore aujourd’hui je me souviens de ce voyage nocturne comme dans un rêve. En plein milieu de la brousse nous avons été arrêtés par une patrouille militaire malienne, tout autour de la voiture, on arma bruyamment quelques kalachnikovs, nous étions encerclés. Les hommes avaient des visages menaçants, et à la lueur du petit briquet, les cicatrices sur leurs visages semblaient très profondes.

Bien évidemment, il était défendu de passer la frontière par des voies secondaires. Mais je n’avais absolument pas peur, malgré leurs vociférations. J’avais tellement de fièvre que je me sentais comme dans un rêve. Je tendis machinalement mon paquet de cigarettes par la vitre et m’intéressais beaucoup plus à une lune jaune géante qui venait de surgir derrière un champ et qui occupait presque tout l’horizon. Fascinant ! Après avoir échangé quelques propos assez vifs, le conducteur et les militaires semblèrent se calmer, un peu d’argent changea de main et nous avons poursuivi notre route. Nous avons eu de la chance, car plus tard j’appris qu’il y avait toujours beaucoup d’escarmouches à la frontière. Ici les Africains disent : « Les têtes des blancs sont comptées ! »

Une heure plus tard, je me suis écroulé à la douane du Burkina Faso.

Avant même d’ouvrir les yeux, je sentis l’odeur de pétrole et j’entendis les cigales. Puis j’aperçus, s’ouvrant sur des dents blanches un large sourire éclairé par la faible lumière d’une lampe à pétrole. Je n’avais toujours pas peur !

C’était Rayayesse, un agent des douanes, qui m’avait recueillie cette nuit là. Plus tard il devait devenir mon meilleur ami. Il m’accueillit dans sa famille, sa femme me préparait des potions amères, je passais des journées entières, assise silencieuse dans sa cour avec ses enfants. On fit venir un guérisseur. Il vint et écrivit des mots mystérieux sur une planche de bois, à l’aide d’une encre à base de décoction de plantes choisies. Puis il lava la planche et versa le mélange d’encre et d’eau sur ma tête. Pendant des heures, il compta des coquillages dans le sable, inclina la tête, marmonna entre ses dents et émit des sons encourageants. Je me sentais prise au sérieux et bien entourée. Je devais boire des décoctions amères et noires, et m’arroser d’infusions d’herbes brûlantes. Après quelques jours, la fièvre tomba et je me sentais mieux. Rayayesse m’emmena en ville. Une méningite, dit le médecin, j’avais eu de la chance …

La chance ! Oui, ma chance persistait. Rayayesse me prêta sa moto, je continuais mon chemin seule jusqu’à Banfora, où j’ai rencontré le frère du malade en Allemagne. Je dû attendre les médicaments traditionnels pendant une semaine. Il est vrai qu’entretemps j’avais appris la patience, et mon avion partit sans moi de Banjul.

Ce qui me donna le temps d’apprendre plus de choses encore sur l’Afrique. Avec reconnaissance et étonnement, je découvris un monde nouveau, même une nouvelle planète, car je n’avais que des amis africains. Même au cours des quatre années qui ont suivi, je ne devais pas rencontrer d’Européens pendant mes visites. C’est ainsi, sur le tas, que j’appris à connaître l’Afrique !

De la bouillie de maïs aux rites de mariage, de la dernière mode jusqu’à l’art des salutations respectueuses adaptées aux différentes tranches d’âge, du marchandage correct sur les marchés à la puériculture. Tout, j’ai tout appris de marchands, d’artistes, de ménagères, d’employés de banque et d’enfants, surtout des enfants. Ils étaient fiers de m’emmener partout et de présenter leur nouvelle amie allemande. Ainsi, je pu me faire une idée de la diversité des familles et des styles de vie, du manque d’argent et de la pauvreté, de l’art de survivre en Afrique.

J’étais subjuguée par la franchise et l’hospitalité de chacun. Il arrivait souvent que, alors que j’étais assise en sueur dans une petite hutte d’argile à bavarder, je vois tout à coup un Coca-Cola posé devant moi. Son prix équivalait celui de la nourriture quotidienne pour trois enfants. Confuse, je laissai un sachet de sucre ou du thé sur la table. Était-ce là ma réponse à tant de générosité ?

Je m’en allais et n’étais pas contente de moi, ni du monde, comment avais-je mérité mon origine ? Pourquoi pouvais-je tout me permettre, sans avoir jamais rien demandé ? Certes, je n’étais pas riche, mais je ne pouvais guère aller mieux ! Souvent j’avais fait des dons pour l’Inde, pour l’Afrique, mais je n’avais pas imaginé à quel point des gens honorables étaient juste occupés à survivre au jour le jour, combien de temps il fallait passer à aller chercher de l’eau, à couper du bois, à allumer les lampes à pétrole. Chez moi il n’y avait qu’à ouvrir le robinet, allumer le chauffage, appuyer sur l’interrupteur électrique. Pourtant ils faisaient tout ensemble et gaiement, combien de blagues survolaient la rivière le jour de la lessive commune, comme on s’arrangeait toujours pour chanter, pour danser ! Quand je leur dis qu’en Allemagne il y avait des machines pour laver le linge, toutes les femmes éclatèrent de rire : « Et que ferions-nous donc de notre temps le jour de la lessive ? »

Il y avait toujours matière à rire. Ici, on a l’habitude de couper les poulets en deux, pour les mettre sur le grill à charbon de bois, un mets de choix, qu’une famille moyenne ne peut se permettre que très rarement. Lorsqu’il y eut le premier grill électrique en ville, et que les poulets tournaient automatiquement sur la broche derrière la vitre, la population contemplait le spectacle avec étonnement, et jusqu’à aujourd’hui, on appelle couramment ces poulets, des « poulets télévision » !

Puis, j’ai appris à connaître l’ordre régnant derrière le chaos. C’était une grande erreur de penser que tout se déroulait au hasard. Lors des danses les plus effrénées, par exemple, il y a toujours un homme qui est responsable de tout. En général, il joue du lunga, un petit tambour qui permet de former des mots : en le coinçant sous son bras, il en sort des sons de différents registres, qui ressemblent à des phonèmes. C’est ainsi qu’il indique clairement qui commence telle danse, et à quel moment, même les noms des danseurs. J’en suis restée perplexe – et c’est ainsi que ça se passe !

La poussière qui tourbillonne face au soleil couchant, les trépignements sauvages, les femmes qui lancent des trilles aiguës, les hommes qui sautent, tout me semblait être un chaos sans pareil. Mais je m’étais lourdement trompée. En réalité, c’est moi qui ne comprends pas ce tambour, cet ordre, tous les autres s’y retrouvent !

J’étais remplie d’un respect profond, j’avais observé tout cela avec si peu d’intuition et si peu de considération ! J’avais honte. En général, l’homme qui dirigeait était drapé d’un vêtement marron, petit et effacé, en aucun cas le personnage principal ne se tenait devant les autres comme un chef d’orchestre. Quelle leçon de modestie fut l’Afrique pour moi !

Quoique j’aie beaucoup appris, ces dernières années, en matière de tolérance et d’acceptation, cela ne suffit toujours pas. En tout cas, je me rendais compte que j’avais souvent toléré avec légèreté des choses, et que c’était en fait de l’inconscience de ma part. Il me manquait tout simplement l’envie de m’en occuper davantage. Sinon, j’aurais déjà dû remarquer alors combien mon monde à moi était petit, combien, malgré mes nombreux voyages, je n’avais toujours eu que ma propre manière de voir les choses. Étais-je donc aveugle ?

Une nouvelle vague s’écrasa sur la plage avec fracas. Les palmiers s’animaient, claquant dans le vent. Lentement, je reprenais courage.

Avec les médicaments traditionnels dans mon sac, pour l’homme qui était au Service psychiatrique en Allemagne, j’ai repris, dans l’autre sens, la longue route vers Banjul en taxi de brousse. Les adieux à Rayayesse et à sa famille furent poignants, et soudain je me retrouvais toute seule dans cette Afrique gigantesque qui voulait m’avaler. J’ai aussitôt compris ce que la famille signifie ici, c’est-à-dire une protection. J’en avais fait partie !

En Allemagne, ma première visite fut pour notre ami du Burkina. Il allait mal. La femme médecin refusa catégoriquement d’utiliser les médicaments africains dans son Service. Pendant quatre heures, j’attendis patiemment devant le bureau du médecin-chef, j’avais appris la patience en Afrique. « Vous savez, me dit-il, de toute façon ici tout le monde est fou, pourquoi ne pas essayer vos médicaments ? »

Soulagée, je suis retournée dans le Service pour apprendre aux aimables infirmiers le mode d’emploi des tisanes, des poudres, des pommades et de l’eau tirée de puits africains. Et de fait, deux semaines plus tard, cet homme a pu sortir de l’hôpital et s’envoler vers son pays, accompagné par un médecin allemand. Celui-ci m’a raconté plus tard, qu’à la hauteur de Paris déjà, il avait mis à la poubelle tous les comprimés, car le malade lui avait semblé tout à fait normal, tout au plus avait-il souffert d’un surdosage de calmants …

Cette histoire s’était bien terminée, mais moi, j’étais dans ma librairie en Allemagne, me demandant ce qui m’était arrivé au juste.

Je voulais agir et je voulais retourner en Afrique. Je connaissais le grand projet de Rayayesse, il voulait construire une école dans son village natal situé en pleine brousse, à quelques 200 kilomètres de la capitale, au nord du Burkina Faso. Le nom du village était : Ouendnongtenga, ce qui veut dire « Dieu aime cette terre ». Il voulait construire une école primaire avec trois salles de classe. L’État devait prendre en charge le salaire des instituteurs, si toutefois on leur construisait des maisons. Jusqu’alors l’enseignement était donné sous un arbre et quelques enfants y participaient de façon irrégulière.

Rayayesse, lui, avait fait quotidiennement huit kilomètres pour fréquenter l’école d’un village voisin. Peu d’enfants avaient ce courage et, de plus, peu de parents avaient l’argent pour les frais de scolarité. Sur une fratrie de six enfants, un ou deux tout au plus pouvaient aller à l’école, on avait besoin des autres pour les travaux de tous les jours et aux champs. C’est cela que Rayayesse voulait changer, c’était son plus grand rêve.

Je devais me mettre au travail, car je pouvais l’aider ! J’avais fait beaucoup de photos lors de mon voyage en Afrique, mais les présentations de diapositives m’avaient toujours paru ennuyeuses. J’en fis donc un show multimédia avec peu de moyens. Lors de mes conférences sur La vie en Afrique, telle que je l’ai vue, on écoutait, on regardait, on sentait, on touchait. Je commençais toujours avec la distribution généreuse du parfum de l’Afrique de l’Ouest, un mélange de poudres contenant de l’écorce pulvérisée d’arbres, différentes fleurs, du musc et du bois de santal. Ensuite, je faisais circuler dans les rangs un foulard de mousseline bleu et vert de huit mètres, que les hommes Touaregs et Fulbés portent enroulé autour de la tête, pour se protéger de la chaleur et de la poussière. Pour les Européens c’est un spectacle pittoresque. Tout cela était accompagné par de la musique africaine des plus raffinées et ensuite, seulement, je montrais les images qu’on n’oublie pas de sitôt, les images d’un voyage inoubliable.

Dès le départ, j’ai pu compter sur un bon auditoire, car pendant des années, j’avais fait des conférences littéraires dans des universités populaires allemandes et des associations féminines dans toute l’Allemagne du Nord. Ainsi, beaucoup de gens me connaissaient. Pour cette conférence sur l’Afrique, le bouche à oreille fonctionna et je finis par avoir un tas de demandes. Deux à trois fois par semaine, je sillonnais le nord de l’Allemagne pour parler devant une centaine de personnes, même dans les plus petits villages. À la fin de chaque conférence, je demandais de l’argent pour la construction d’une école en Afrique de l’Ouest, et les auditeurs donnaient volontiers. À cette époque il n’y avait pas encore d’association, ni de reçus pour les dons, tout était uniquement basé sur la confiance.

J’ouvris un compte et, au bout de quatre mois, je fus en mesure de retourner en Afrique avec 5 000 euros. Au téléphone, Rayayesse m’avait promis de venir me chercher à Ouagadougou.

J’étais très excitée au début de ce deuxième voyage. Maintenant j’allais voir si la première fois seul mon enthousiasme m’avait fait tomber amoureuse de toute l’Afrique. Les choses devenaient sérieuses.

La vague suivante s’écrasa bruyamment sur la plage. Je soupirais profondément. Je n’avais toujours pas compris pourquoi l’Afrique m’attirait autant. Il y a une semaine j’étais dans ma librairie et je réfléchissais.

Je cherchais à faire quelque chose de plus important qui devait s’imposer à moi sincèrement et franchement, car je n’étais plus toute jeune. Ce que je comptais faire à partir de maintenant devait être une évidence. J’avais amassé bien trop de choses. Des choses dont je n’avais aucun besoin. Je ne voulais pas plus mais moins. Je me sentais saturée extérieurement et intérieurement. Était-ce là la fameuse crise de la cinquantaine ? En fait j’avais plutôt le sentiment que jusque là, ma vie avait consisté à réagir face à d’autres personnes, maintenant je voulais simplement découvrir, ce qui pouvait sortir de moi-même. Chez moi, à Plön, je m’étais rapidement décidée à partir en Côte d’Ivoire, un endroit qui m’était inconnu, munie seulement d’une petite sacoche. Et maintenant j’étais assise là, sans influence extérieure, sans livres et sans amis, dans une solitude auto-imposée. Je voulais arriver à prendre une décision.

Autour de moi, s’étendaient de jolis dessins de coquillages, mes orteils jouaient dans le sable, le vent rafraîchissait. Je me rappelais mes souvenirs d’Afrique …

Lors de ce deuxième voyage en Afrique, nous avions survolé le Sahara, pendant trois heures avec un temps très dégagé. Chaque dessin dans le sable semblait avoir une signification énigmatique, comme s’il m’était destiné à moi seule. Arrivée à Ouagadougou, une chaleur étouffante m’enveloppa dès l’arrivée sur le tarmac. Nous étions en avril, et le thermomètre affichait 48 degrés. Je ne m’étais pas attendue à cette chaleur, car en janvier et au sud du pays j’avais bien supporté le climat. J’avais bien été informée des fortes températures par mes lectures, mais entre lire et sentir soi-même la chaleur, la différence est de taille. À ce moment-là, je ne pouvais pas m’imaginer combien plus tard, j’allais aussi avoir froid en Afrique.

Rayayesse m’attendait dernière une porte en verre miroir. Le temps d’un instant, je vis mon propre visage et ensuite le sien derrière – il était un frère pour moi, et la confiance et la joie de le revoir me réchauffaient le cœur !

Comme il exerçait le métier de douanier, nous avons quitté l’aéroport sans aucun problème, avec 5 000 euros en poche et beaucoup de médicaments pour le village dans ma valise, qui n’a évidemment même pas été ouverte. À cette époque tous les autres passagers attendaient pendant des heures à la douane. Moi aussi, par la suite, j’ai eu souvent les pires difficultés quand il n’était pas là. À l’époque, on pratiquait encore la fouille corporelle !

Il m’amena dans un hôtel, une vieille boîte coloniale avec des lits branlants et des portes d’armoire qui ne fermaient pas, mais cet hôtel avait une piscine, et ça c’était formidable !

C’est alors que j’ai vu, pour la première fois, la capitale Ouagadougou et je l’ai trouvée hideuse. Je ne pouvais pas me douter qu’elle serait un jour ma ville, car toute la misère du pays est concentrée ici et le besoin d’aide y est donc le plus pressant. Dans les villages aussi la pauvreté est grande, mais les gens peuvent encore se débrouiller. Les femmes trouvent des racines, des feuilles et des plantes comestibles, la récolte de mil est souvent suffisante pour toute l’année, on s’entraide et les prétentions sont modestes. Les gens vivent très simplement et sont habitués à se contenter de peu.